Vendredi, 14 février 2014
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Crédit photo : Valentin Moisan |
Vingt-quatre paires d’yeux noirs brillent dans la
semi-obscurité de la salle de classe. En dépit du bruit des klaxons qui
s’immisce entre les murs, un film étranger projeté à l’écran suspend le cours
du monde et captive les regards. Je suis le seul à être distrait par le vacarme
des rickshaws qui circulent sur F.C. Road, mais aussi, et surtout, par elles.
Vingt-quatre étudiantes de la maîtrise en français de
l’Université de Pune, au Maharashtra, écoutent attentivement Monsieur Lazhar de Philippe Falardeau.
Installé à l’avant de la classe, j’ai une vue imprenable sur un spectacle
encore plus fascinant. La magie du cinéma opère, l’utopie du langage universel
se concrétise sous mes yeux : les étudiantes sourient tendrement.
Pourtant, au-delà de la satisfaction éprouvée par le
professeur d’avoir su choisir une œuvre touchante, un doute persiste. Aurai-je
fait œuvre utile ? La question peut
paraître d’une prétention inouïe, mais elle est sans doute au cœur même de
l’angoisse pédagogique. Une autre question suit généralement de près, comme le
frisson suit le crissement de la craie sur le tableau : est-ce qu’au-delà
de l’évaluation, il existe une portée plus substantielle à mon
enseignement ? Dans les moments où, encore pétri de l’idéalisme du jeune
prof, je suis tenté de le croire, un élève, presque toujours le même, vient
souvent anéantir cet espoir. C’est celui qui, levant pourtant sagement la main,
interrompt l’une de mes nombreuses digressions pour me demander si
« ça » compte, si « ça » va être à l’examen. J’aimerais un
jour avoir assez d’aplomb pour le regarder droit dans les yeux et lui
dire : « Oui, ça compte
vraiment, fais-moi confiance ! » Mais comment en être si sûr ? Le même
doute préside le choix d’une œuvre à l’étude. Il y a toujours une part de moi
qui se demande s’il sera possible, à travers elle, de transmettre à mes élèves
autre chose que des notions jetables après l’examen.
Surtout, ne nous leurrons pas. Si les professeurs ne font pas
de miracles, les films encore moins. Ils sont au mieux un jet de lumière
perçant l’obscurité pendant une heure et demi, deux heures. Je veux bien me
convaincre que c’est toujours ça de gagné. Prajakta, durant la projection de Monsieur Lazhar, aura peut-être cessé de
songer au désaveu de ses parents...
Crédit photo : Valentin Moisan |
Mais dans un pays encore marqué par de sordides histoires de
viols collectifs commis contre des jeunes femmes, est-ce vraiment ce qu’il
y a de mieux à offrir à ces étudiantes : un peu de distraction ? Dans le
contexte d’un séminaire sur le cinéma québécois donné en Inde, n’aurais-je pas
fait davantage œuvre utile en
présentant un film comme Mourir à
tue-tête d’Anne-Claire Poirier ? Peut-être. Mais un doute persiste. Un
malaise aussi. Moi, homme blanc en position d’autorité sur la chaire du maître,
qui suis-je au fond pour donner des leçons de féminisme au pays de Tarabai Shinde ?
Bachir Lazhar semble déjà mieux placé que moi. Réfugié
politique d’origine algérienne, il est à sa manière un martyre de la Cause. Sa
femme, une intellectuelle qui s’est permise de critiquer publiquement la loi
sur la Concorde civile, a été assassinée en raison de son opposition aux idées
du régime. Devant les commissaires à l’immigration du Canada, Bachir résume
laconiquement la tragédie : « Une voix de femme s’élève. Ça
dérange. » Lui non plus, finalement, ne servira pas de leçon. Un simple
constat. Froid et implacable.
Et si la qualité d’un professeur résidait justement dans sa
capacité à résister à cette inclination naturelle à faire la leçon. Plutôt que de profiter de la tribune qui lui est
donnée pour dénoncer les injustices de son pays, pour éveiller les consciences,
pour « se mettre en scène » dans la lutte, Bachir choisit une toute
autre approche. Ce qui pourrait paraître d’emblée comme un refus d’engagement,
un manquement grave à la responsabilité pédagogique « d’enseigner »
constitue à mon avis une fine stratégie d’effacement qui profite encore plus à
l’apprentissage.
Il est aisé, devant une classe captive et coite, de se
présenter avantageusement comme un esprit libre et éclairé, de pourfendre héroïquement
les méchants de ce monde et de clâmer haut et fort son indignation, mais il est
un défi beaucoup plus difficile à relever pour un enseignant; celui d’offrir à
ses élèves un terreau propice à leur propre colère, à leur propre indignation.
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Monsieur Lazhar (2011) de Philippe Falardeau |
Or, c’est précisément ce que Bachir Lazhar, professeur
suppléant, offre à la petite Alice. Alors que la direction de l’école, mais
aussi certains élèves et leurs parents s’entêtent à perpétuer un silence
embarrassé autour du suicide d’une enseignante de l’établissement, cette
fillette de onze ans décide de prendre la parole et de dénoncer le malaise.
Dans une rédaction condamnant le geste violent et désespéré de Madame Martine,
Alice sème une nouvelle forme d’embarras dans la classe, un embarras qui pousse
toutefois à la réflexion et au dépassement du traumatisme.
Bachir, disposé non seulement à entendre cette voix
discordante, mais aussi à la faire
entendre, propose à la directrice de diffuser plus largement ce texte poignant
de vérité, mais il se bute à une fin de non recevoir. Une voix de fillette
s’est élevée. « Ça dérange. »
Qu’à cela ne tienne, ce germe d’insoumission qu’il reconnaît
chez son élève, Bachir trouvera moyen de l’encourager autrement. Alice lui
ayant prêté un exemplaire de Croc-Blanc,
l’enseignant lui rend le livre et engage un dialogue avec elle :
BACHIR : Je
sais pourquoi tu aimes cette histoire.
ALICE : Ah !
ouin ?
BACHIR : Parce
que le loup se laisse apprivoisé, mais il conserve toujours sa nature sauvage,
indépendante.
ALICE : Bin,
c’est parce que le loup, c’est mon animal préféré !
BACHIR : Tiens
! (il lui tend un livre). C’est un
roman pour les grands, mais je pense que tu es assez grande.
Le titre du livre qu’il lui tend apparaît rapidement à
l’écran : La transe des insoumis,
de l’auteure algérienne Malika Mokeddem.
***
J’ignore si j’ai fait œuvre utile auprès de mes étudiantes
indiennes en leur présentant Monsieur
Lazhar, mais j’ai espoir que certaines d’entre elles, peut-être faites de
la même étoffe qu’Alice, aient au moins trouvé dans mon séminaire un espace de
dialogue, un lieu ouvert aux voix qui s’élèvent et qui, dans le meilleur des mondes,
parviennent à déranger.